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Il ne saura pas

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Là, le même éclat mutin dans l’oeil. Et là, ce trait anguleux dessinant le menton. Des épaules particulièrement charpentées.

« Mais c’est pas possible, vous ne voyez pas ??? Vous avez de la merde dans les yeux ou quoi ?! »

Je ne sais pas pourquoi je m’agace ainsi.

Là, le même éclat mutin dans l’oeil. Et là, ce trait anguleux dessinant le menton. Des épaules particulièrement charpentées.

Il n’a pas su que c’était un garçon. Il n’a pas appris son prénom. Il n’a pas connu sa date de naissance. Il est mort avant.

Il n’a pas attendu. Il n’a pas entendu, nos pleurs déchirants et les cris du nourrisson qui lui ressemblera plus tard. Il est mort deux mois avant. Deux mois minuscules, deux mois profonds comme un caveau, deux mois qu’il a abandonnés à la faucheuse tout sourire.

J’ai regretté par la suite mon caprice de femme enceinte, de n’avoir pas voulu connaître le sexe de l’enfant, de n’avoir pas pu le lui dire pour qu’il emporte au moins l’image d’un petit-fils dans sa tombe.
Mais ne sont-ce pas les absents qui ont toujours tort après tout ?

Là, l’éclat éteint dans l’oeil. Et là, cette émotion tremblante sur le menton. Des épaules particulièrement affaissées.

« Pour le faire-part, j’ai noté tes parents. Oh pardon, pardon ! J’ai noté ta mère… »

Je ne sais pas pourquoi je m’embrouille ainsi.

Là, l’éclat éteint dans l’oeil. Et là, cette émotion tremblante sur mon menton. Mes épaules particulièrement affaissées.

Il ne saura pas qu’il est grand-père pour la dixième fois. Il n’apprendra pas son prénom. Il ne connaîtra pas sa date de naissance. Il est mort avant.

Quatre ans avant.

« On n’entend dans les funérailles que des paroles d’étonnement de ce que le mortel est mort.« , Bossuet

Adieu

« On se croirait en vacances…

– Ouais, c’est vrai, on se croirait en vacances…

– Moi aussi ! »

Il y a quelque chose d’incongru dans cette impression. Mais malgré un froid alimenté par un vent glacial, le ciel a cette couleur bleue d’été, sans un nuage, et la joie d’être réunis  fait nous serrer les coudes les uns contre les autres. Tu es là avec nous aussi. Devant ce rempart où tu fumais ta clope. Sur cette place déserte aujourd’hui où rayonnaient les rires de sales gosses un midi de juillet quand tu étais venu récupérer Mademoiselle Commandante à mi-chemin entre le Q.G. et chez toi pour qu’elle passe quelques jours en votre compagnie. On sait que cette joie est malgré tout fragile, qu’elle pourrait basculer en un instant (ne me suis-je pas mise à pleurer et hoqueter de rage ce matin-même lorsque l’employée de la sécurité sociale a demandé expressément une autorisation écrite de sortie du département par mon médecin, d’une voix aux accents protocolaires, d’une voix de robot, totalement déchargée d’humanité ?), que derrière il y a l’incommensurable peine de ne plus jamais ni t’entendre maugréer ni te contempler servir un Saint-Julien avec un immense sourire mi-fier mi-moqueur qui dirait « Tiens, goûte-moi ça ! C’est bon, hein ?! Tu n’aurais jamais connu ça sans moi ! ». Et tu aurais raison. Sans toi, je ne possèderais pas le palais faisant que j’étais sans doute la seule femme avec laquelle tu ouvrais tes meilleures bouteilles depuis près de quatorze ans.

Ton fils venait de rentrer dimanche et de nous raconter en un rire de façade comment il avait découvert une nouvelle église en longeant l’autoroute. En se trompant de direction, l’oeil shooté au Guronsan. Pis il avait téléphoné chez ta femme pour prévenir de son arrivée. Moi, j’accompagnais Mademoiselle Commandante pour finir son exposé sur les Chevaliers de la Table Ronde et essayer de lui proposer une méthodologie de travail. On avait eu du mérite de parvenir à bosser malgré le Grognard en pleine force de l’âge. Grognard, trois ans, vif quelquefois, adorable toutefois.

« Mon père est décédé à 14h00 », annonça-t-il. Ou peut-être « Papi est mort à 14h00 ». ou peut-être encore « Mon père est mort à 14h00 ». Une chose était sûre, tu avais rendu ton dernier souffle depuis trois heures environ et je vis défiler devant moi le visage adoré blême de mon époux, les larmes amères de ma gamine, la torpeur de mon fils, tes traits tirés et amaigris sous ton crâne chauve et j’imaginai que cet enfant gigotant en mon sein ne te connaîtrait jamais qu’à travers des photos figées et les souvenirs de notre subjectivité. Tu ne l’avais pas attendu. Et après tout, qu’est-ce que ça changeait ? Un jour, tu n’aurais pas été là non plus pour le mariage de ta première petite-fille ou pour la naissance de ses mômes à elle. Tout ce que tu n’avais pas fait, tout ce que tu ne verrais pas, c’était aussi ta vie à toi.

Nous organisions une grande fête pour célébrer tes soixante-dix ans quand, peu de temps avant cet anniversaire l’année dernière, on t’avait annoncé un cancer du poumon ainsi qu’un cancer de la hanche. Il aura fallu neuf mois et quelques nuits étoilées de souffrance pour que tu naisses à la mort et que nous soyons à nouveau tous ensemble autour de toi.

Moi, j’ai beaucoup appris grâce à ta maladie et là, dans ce troquet où je bois à présent un grand crème et où les enfants dévorent des crêpes, je continue mon initiation à notre condition d’hommes sous la chaleur du radiateur et d’un amour familial m’enveloppant de douceur. Ca fait du bien de se poser après avoir réglé les affaires dans la précipitation et quitté le Q.G. dans l’urgence. Et ces mois où, sans s’en rendre compte, nous avons été en sursis, toi – et nous également… Nous avons vécu avec toi, sous tension, entre espoir de rémission et attente du pire, entre compassion, tristesse et pourquoi pas colère. Proximité affective et distance physique ne faisaient pas bon ménage. Nous avons eu mal de ne pas pouvoir te soutenir d’un regard appuyé, d’une parole en face à face autant que nous aurions aimé le faire.

En sortant du café, nous allons acheter un château fort en plastique repéré par Grognard dans une échoppe et, saisis encore par les températures polaires, nous nous précipitons dans une boutique de bijoux. Mon Légionnaire m’offre le collier en turquoise et en lapis lazuli qui ne demandait qu’à orner mon cou. Une folie ! Mais futile rime avec utile quand le désarroi se cache derrière les commissures des lèvres au sourire ambigüe.

Nous reprenons notre véritable road movie, une échappée entre hôtels de seconde zone et découverte de la gastronomie industrielle qui nous mènera jusqu’à la cafétéria du Géant Casino le samedi soir suivant. Pourtant, nous serions heureux n’importe où. Tandis que nous étions séparés de toi, nous étions séparés de nous-mêmes. Depuis combien de semaines, n’avions-nous pas été totalement absents les uns aux autres dans l’angoisse ? Ce voyage de mille deux cents kilomètres aller-retour, nous ne pouvons nous permettre de le faire d’une traite, rapport à la Nouvelle Recrue. Oui, je serais venue coûte que coûte pour te faire mes adieux mais je dois veiller sur mon enfant. Il est l’avenir dans lequel le passé s’est incarné ; la chair de ta chair. Elle me dira une fois sur place que tu demandais parfois quand je devais accoucher et si c’était une fille ou un garçon. Mais elle te répondait systématiquement : « Tu sais bien qu’ils ne veulent pas savoir ! ». Ces questions et ces réponses me feront saigner encore et m’interroger…

[A l’instant où j’écris ces lignes, huit jours se sont écoulés depuis l’annonce de ton décès. Mon fils boit son biberon les yeux fermés dans les bras de son père attendri et les larmes qui venaient de couler en me remémorant ces mots avec une résonance particulièrement dure pour moi se tarissent à la vue du plus charmant spectacle à observer.]

Ton corps repose dans ta maison et je suis si impressionnée que je n’ose pas bouger du salon. J’ose à peine me rendre aux toilettes, première porte à droite. La chambre dans laquelle tu t’es endormi à jamais est au bout du couloir. J’ai peur. Peur des membres inertes. Peur du visage mortuaire inanimé qui se dissimule derrière les murs. Mon sang se glace.

« Il vaut mieux que tu gardes l’image que tu avais de lui la dernière fois. », dit-elle, lasse. C’est difficile d’accepter que tu aies encore changé depuis août, qu’un linceul de peau recouvre tes os alors que tu étais déjà devenu subitement méconnaissable. La moindre sonnerie de téléphone m’agresse. Je ne supporte pas que l’on rompe ce silence de recueillement autour de toi. Non, pas avant que tu ne sois en terre. Ah, t’enterrer, c’est compliqué, ça aussi ! Problème de concession, d’organisation. A chaque embûche, elle si forte, n’est pas loin de craquer. Et si nous la sentons au bord du précipice, nous nous engouffrons tous dans la brèche pour lâcher le trop plein. « Quand tu pleures, ça permet aussi aux autres de pleurer. », me confiera avec tendresse mon bien-aimé, jeudi, deux heures avant la cérémonie, assaillie par le doute de perdre toute dignité. On n’est malheureusement pas dans une famille où l’on dit et où l’on montre ses émotions. Et toi, qu’est-ce qui avait pu bien t’endurcir autant ? Etre orphelin assez jeune ? Avoir combattu en Algérie ? Avoir travaillé sans relâche dans un secteur exigeant quasiment toute ta vie ?

Peu à peu le fait de te savoir encore près de nous se veut rassurant finalement. Je m’habitue à la présence d’un mort en ces lieux. La préparation de la bénédiction avec le prêtre dans la demeure n’y est pas étrangère. C’était pas ton truc les curetons. Tu sais, celui-là, tu l’apprécierais. Il porte la bonté dans son regard et il est à l’écoute de ce que fut ta vie. Quand il découvre ses dents blanches, tu es apaisé et quand il secoue la tête, tu es entendu. Moi, je suis contente de pouvoir participer en choisissant les musiques qui accompagneront ton entrée et ta sortie dans l’église et en proposant un évangile très court dans lequel en quelques termes, il y a tout le sens de Dieu.

Je suis de plus en plus persuadée que l’homme moderne, même si je ne fais jamais de prosélytisme habituellement, est complètement dans le faux en voulant réussir une destinée individuelle. Je suis intimement convaincue que notre but ici-bas n’est pas non plus de s’acheter un salut en alignant des points de bonne conduite. Nous sommes des fourmis et malgré tout notre existence engendre des connexions énormes. Chacun a changé la vie de milliers de personnes par ses intéractions avec elles, aussi éphémères soient-elles et nous laissons de multiples traces de nous dans l’avancée du monde. Voilà ce que m’inspire ta mort : faire un chemin d’apprentissage toutes les années de ma vie pour participer à ma modeste mesure à la terre des hommes. Maintenir un bonheur global bien évidemment, ne jamais sombrer dans l’aigreur.

J’ai la sensation de flotter. Tout me semble irréel. Les minutes s’écoulent, lentes et rapides, gaies et tristes. Tout n’est qu’ambivalence jusqu’à l’apaisement et la douleur ressentis quand ton corps livide quitte le foyer à jamais pour tes obsèques.

C’est plein de toi et c’est vide par ailleurs. Au premier rang, il y a ta femme et tes trois fils. Je suis sûre que ça te ferait marrer : il y a un certain effet comique. Ma Dalton, la matriarche  droite et légèrement sévère avec ses fils abattus. Je prends soin de ma grande au faciès rougi par le déchirement. « Quand tu pleures, ça permet aussi aux autres de pleurer. ». Alors je pleure sans me retenir.

Quand tu pleures, ça permet aussi à ton enfant de poser des questions…

« Fräulein, pourquoi tu pleures ?

– Parce qu’elle est triste Grognard. Elle est triste parce que papi, il est mort.

– Pourquoi il est mort papi ?

– Parce que c’est la loi des hommes. On doit tous mourir un jour. »

PS : Pas de condoléances publiques, stp. Ce texte n’est pas écrit dans cette intention. J’en profite pour remercier tous ceux qui m’ont soutenue virtuellement dans cette épreuve et j’aimerais particulièrement m’incliner devant la gentillesse et l’empathie de Mentalo, MrsB, Zette et Dom qui m’ont énormément aidée.

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Vivre un drame enceinte

Quand un membre de la famille va mal, c’est toute la famille qui va mal. Quand l’un retient ses larmes après de mauvaises nouvelles, en passant comme un fantôme le visage rouge , c’est toi qui les verses doucement au milieu de la nuit sans pouvoir te contenir.
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Une vie s’éveille, une vie s’envole

Non je ne pleurerai pas.

J’ai rendez-vous dans quelques heures avec mon enfant. Et quand je serai rassurée sur sa bonne santé, j’écrirai une lettre à Beau-papa. J’y joindrai une photographie de l’échographie. Et je ne pleurerai pas.

Cette vie qui s’accroche nous raccroche à la vie. C’est la vie qui gagne du terrain, c’est la mort qui prend peur ; elle s’enfuit la mort, je ne veux pas la voir rôder par ici. Pas encore.

Je veux que mon Beau-père puisse lever les yeux vers mon enfant au moins une fois, je veux pouvoir être présente au chevet du patriarche avant qu’il ne s’éteigne, je veux pouvoir me déplacer pour déposer une gerbe sur sa tombe.

Juste un tout petit peu de temps, quelques mois seulement… Pour dire à la mort en face et sans sourciller : regarde, tu as définitivement perdu.

Les vacances de la Mère Joie

Depuis le 8 juillet, pas un seul jour ne se passe  sans avoir Beau-papa à l’esprit au lever et au coucher.

Il me fallut une bonne semaine pour digérer de ne pas l’avoir reconnu ce midi-là et accepter sa maladie ainsi qu’il ne serait plus jamais comme avant.

Depuis, il a réintégré son domicile et va être suivi là-bas.

Nous sommes partis hier (NDLR : tu vois l’anniv’ sympa que j’ai encore passé sur la route un dimanche…) leur rendre visite pendant deux semaines.

La Méditerranée n’aura pas l’éclat des années passées parce que l’insouciance a fait place à la réalité du destin humain, ce moment où non seulement nos parents se soucient de nous mais aussi où la réciproque devient vraie.

Voir ses parents (ou ses beaux-parents en l’occurrence) décliner, c’est prendre conscience qu’on va les remplacer ; ce que l’on espère le plus tard possible.

Mais je suis malgré tout heureuse d’avoir l’occasion de partager leur quotidien même un peu sombre et leur amener ce que nous avons de plus précieux à offrir : notre famille unie et pleine de vie.

PS : On se retrouve vers la mi-août ; si ça m’est possible, je donnerai des infos sur la page Facebook du blog. Et pour lundi, je t’ai réservé une page pour t’exprimer.

Mes beaux-parents, ces héros : le cancer, cet ennemi

Le 8 juillet 2010

Je sonne à la porte de ce petit logement de fortune de l’est parisien. Je suis très en avance.

Elle ouvre en s’écriant « Ah, LMJ, tu es déjà là ! ».

Elle semble contente de me voir.

Un vieillard décharné, fripé et chauve, voûté sur sa canne se tient à deux/trois mètres de moi. Je ne savais pas qu’il y aurait de la visite en dehors de la mienne… Je ne dis pas « Bonjour Monsieur ! », j’irai lui serrer la main et me présenter dès que j’aurai pénétré dans l’appartement qu’ont dû louer en urgence mes beaux-parents pour soigner le cancer du poumon et de la hanche de Beau-papa.

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