Adieu

« On se croirait en vacances…

– Ouais, c’est vrai, on se croirait en vacances…

– Moi aussi ! »

Il y a quelque chose d’incongru dans cette impression. Mais malgré un froid alimenté par un vent glacial, le ciel a cette couleur bleue d’été, sans un nuage, et la joie d’être réunis  fait nous serrer les coudes les uns contre les autres. Tu es là avec nous aussi. Devant ce rempart où tu fumais ta clope. Sur cette place déserte aujourd’hui où rayonnaient les rires de sales gosses un midi de juillet quand tu étais venu récupérer Mademoiselle Commandante à mi-chemin entre le Q.G. et chez toi pour qu’elle passe quelques jours en votre compagnie. On sait que cette joie est malgré tout fragile, qu’elle pourrait basculer en un instant (ne me suis-je pas mise à pleurer et hoqueter de rage ce matin-même lorsque l’employée de la sécurité sociale a demandé expressément une autorisation écrite de sortie du département par mon médecin, d’une voix aux accents protocolaires, d’une voix de robot, totalement déchargée d’humanité ?), que derrière il y a l’incommensurable peine de ne plus jamais ni t’entendre maugréer ni te contempler servir un Saint-Julien avec un immense sourire mi-fier mi-moqueur qui dirait « Tiens, goûte-moi ça ! C’est bon, hein ?! Tu n’aurais jamais connu ça sans moi ! ». Et tu aurais raison. Sans toi, je ne possèderais pas le palais faisant que j’étais sans doute la seule femme avec laquelle tu ouvrais tes meilleures bouteilles depuis près de quatorze ans.

Ton fils venait de rentrer dimanche et de nous raconter en un rire de façade comment il avait découvert une nouvelle église en longeant l’autoroute. En se trompant de direction, l’oeil shooté au Guronsan. Pis il avait téléphoné chez ta femme pour prévenir de son arrivée. Moi, j’accompagnais Mademoiselle Commandante pour finir son exposé sur les Chevaliers de la Table Ronde et essayer de lui proposer une méthodologie de travail. On avait eu du mérite de parvenir à bosser malgré le Grognard en pleine force de l’âge. Grognard, trois ans, vif quelquefois, adorable toutefois.

« Mon père est décédé à 14h00 », annonça-t-il. Ou peut-être « Papi est mort à 14h00 ». ou peut-être encore « Mon père est mort à 14h00 ». Une chose était sûre, tu avais rendu ton dernier souffle depuis trois heures environ et je vis défiler devant moi le visage adoré blême de mon époux, les larmes amères de ma gamine, la torpeur de mon fils, tes traits tirés et amaigris sous ton crâne chauve et j’imaginai que cet enfant gigotant en mon sein ne te connaîtrait jamais qu’à travers des photos figées et les souvenirs de notre subjectivité. Tu ne l’avais pas attendu. Et après tout, qu’est-ce que ça changeait ? Un jour, tu n’aurais pas été là non plus pour le mariage de ta première petite-fille ou pour la naissance de ses mômes à elle. Tout ce que tu n’avais pas fait, tout ce que tu ne verrais pas, c’était aussi ta vie à toi.

Nous organisions une grande fête pour célébrer tes soixante-dix ans quand, peu de temps avant cet anniversaire l’année dernière, on t’avait annoncé un cancer du poumon ainsi qu’un cancer de la hanche. Il aura fallu neuf mois et quelques nuits étoilées de souffrance pour que tu naisses à la mort et que nous soyons à nouveau tous ensemble autour de toi.

Moi, j’ai beaucoup appris grâce à ta maladie et là, dans ce troquet où je bois à présent un grand crème et où les enfants dévorent des crêpes, je continue mon initiation à notre condition d’hommes sous la chaleur du radiateur et d’un amour familial m’enveloppant de douceur. Ca fait du bien de se poser après avoir réglé les affaires dans la précipitation et quitté le Q.G. dans l’urgence. Et ces mois où, sans s’en rendre compte, nous avons été en sursis, toi – et nous également… Nous avons vécu avec toi, sous tension, entre espoir de rémission et attente du pire, entre compassion, tristesse et pourquoi pas colère. Proximité affective et distance physique ne faisaient pas bon ménage. Nous avons eu mal de ne pas pouvoir te soutenir d’un regard appuyé, d’une parole en face à face autant que nous aurions aimé le faire.

En sortant du café, nous allons acheter un château fort en plastique repéré par Grognard dans une échoppe et, saisis encore par les températures polaires, nous nous précipitons dans une boutique de bijoux. Mon Légionnaire m’offre le collier en turquoise et en lapis lazuli qui ne demandait qu’à orner mon cou. Une folie ! Mais futile rime avec utile quand le désarroi se cache derrière les commissures des lèvres au sourire ambigüe.

Nous reprenons notre véritable road movie, une échappée entre hôtels de seconde zone et découverte de la gastronomie industrielle qui nous mènera jusqu’à la cafétéria du Géant Casino le samedi soir suivant. Pourtant, nous serions heureux n’importe où. Tandis que nous étions séparés de toi, nous étions séparés de nous-mêmes. Depuis combien de semaines, n’avions-nous pas été totalement absents les uns aux autres dans l’angoisse ? Ce voyage de mille deux cents kilomètres aller-retour, nous ne pouvons nous permettre de le faire d’une traite, rapport à la Nouvelle Recrue. Oui, je serais venue coûte que coûte pour te faire mes adieux mais je dois veiller sur mon enfant. Il est l’avenir dans lequel le passé s’est incarné ; la chair de ta chair. Elle me dira une fois sur place que tu demandais parfois quand je devais accoucher et si c’était une fille ou un garçon. Mais elle te répondait systématiquement : « Tu sais bien qu’ils ne veulent pas savoir ! ». Ces questions et ces réponses me feront saigner encore et m’interroger…

[A l’instant où j’écris ces lignes, huit jours se sont écoulés depuis l’annonce de ton décès. Mon fils boit son biberon les yeux fermés dans les bras de son père attendri et les larmes qui venaient de couler en me remémorant ces mots avec une résonance particulièrement dure pour moi se tarissent à la vue du plus charmant spectacle à observer.]

Ton corps repose dans ta maison et je suis si impressionnée que je n’ose pas bouger du salon. J’ose à peine me rendre aux toilettes, première porte à droite. La chambre dans laquelle tu t’es endormi à jamais est au bout du couloir. J’ai peur. Peur des membres inertes. Peur du visage mortuaire inanimé qui se dissimule derrière les murs. Mon sang se glace.

« Il vaut mieux que tu gardes l’image que tu avais de lui la dernière fois. », dit-elle, lasse. C’est difficile d’accepter que tu aies encore changé depuis août, qu’un linceul de peau recouvre tes os alors que tu étais déjà devenu subitement méconnaissable. La moindre sonnerie de téléphone m’agresse. Je ne supporte pas que l’on rompe ce silence de recueillement autour de toi. Non, pas avant que tu ne sois en terre. Ah, t’enterrer, c’est compliqué, ça aussi ! Problème de concession, d’organisation. A chaque embûche, elle si forte, n’est pas loin de craquer. Et si nous la sentons au bord du précipice, nous nous engouffrons tous dans la brèche pour lâcher le trop plein. « Quand tu pleures, ça permet aussi aux autres de pleurer. », me confiera avec tendresse mon bien-aimé, jeudi, deux heures avant la cérémonie, assaillie par le doute de perdre toute dignité. On n’est malheureusement pas dans une famille où l’on dit et où l’on montre ses émotions. Et toi, qu’est-ce qui avait pu bien t’endurcir autant ? Etre orphelin assez jeune ? Avoir combattu en Algérie ? Avoir travaillé sans relâche dans un secteur exigeant quasiment toute ta vie ?

Peu à peu le fait de te savoir encore près de nous se veut rassurant finalement. Je m’habitue à la présence d’un mort en ces lieux. La préparation de la bénédiction avec le prêtre dans la demeure n’y est pas étrangère. C’était pas ton truc les curetons. Tu sais, celui-là, tu l’apprécierais. Il porte la bonté dans son regard et il est à l’écoute de ce que fut ta vie. Quand il découvre ses dents blanches, tu es apaisé et quand il secoue la tête, tu es entendu. Moi, je suis contente de pouvoir participer en choisissant les musiques qui accompagneront ton entrée et ta sortie dans l’église et en proposant un évangile très court dans lequel en quelques termes, il y a tout le sens de Dieu.

Je suis de plus en plus persuadée que l’homme moderne, même si je ne fais jamais de prosélytisme habituellement, est complètement dans le faux en voulant réussir une destinée individuelle. Je suis intimement convaincue que notre but ici-bas n’est pas non plus de s’acheter un salut en alignant des points de bonne conduite. Nous sommes des fourmis et malgré tout notre existence engendre des connexions énormes. Chacun a changé la vie de milliers de personnes par ses intéractions avec elles, aussi éphémères soient-elles et nous laissons de multiples traces de nous dans l’avancée du monde. Voilà ce que m’inspire ta mort : faire un chemin d’apprentissage toutes les années de ma vie pour participer à ma modeste mesure à la terre des hommes. Maintenir un bonheur global bien évidemment, ne jamais sombrer dans l’aigreur.

J’ai la sensation de flotter. Tout me semble irréel. Les minutes s’écoulent, lentes et rapides, gaies et tristes. Tout n’est qu’ambivalence jusqu’à l’apaisement et la douleur ressentis quand ton corps livide quitte le foyer à jamais pour tes obsèques.

C’est plein de toi et c’est vide par ailleurs. Au premier rang, il y a ta femme et tes trois fils. Je suis sûre que ça te ferait marrer : il y a un certain effet comique. Ma Dalton, la matriarche  droite et légèrement sévère avec ses fils abattus. Je prends soin de ma grande au faciès rougi par le déchirement. « Quand tu pleures, ça permet aussi aux autres de pleurer. ». Alors je pleure sans me retenir.

Quand tu pleures, ça permet aussi à ton enfant de poser des questions…

« Fräulein, pourquoi tu pleures ?

– Parce qu’elle est triste Grognard. Elle est triste parce que papi, il est mort.

– Pourquoi il est mort papi ?

– Parce que c’est la loi des hommes. On doit tous mourir un jour. »

PS : Pas de condoléances publiques, stp. Ce texte n’est pas écrit dans cette intention. J’en profite pour remercier tous ceux qui m’ont soutenue virtuellement dans cette épreuve et j’aimerais particulièrement m’incliner devant la gentillesse et l’empathie de Mentalo, MrsB, Zette et Dom qui m’ont énormément aidée.

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58 commentaires sur « Adieu »

  1. cette « lettre »d’adieu ne nous est pas destinée, mais elle nous laisse sans voix et sans savoir que dire, sans oser !
    puissent ces mots aller à celui qui s en est allé;
    pas du tout cartésien ? qu importe, quand je prie je crois aussi que mes prières sont entendues .

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  2. Je m’impatientais de te lire à nouveau, sans oser de te demander pourquoi cette absence, alors même que je me doutais de la raison.Je crois que c’est le plus beau des billets que j’ai lu de toi, alors qu’il ne parle pas d’une bonne nouvelle.Il me rend triste bien sûr, mais il respire quelque chose de très particulier, de profond, bien sûr, mais surtout bizarrement, de très paisible…

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  3. ton texte remue beaucoup de choses dont je n’ai sûrement pas fait le deuil sinon pourquoi je pleure comme une madeleine devant mon écran…j’espère que ces mots que tu partages avec nous t’aideront…

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  4. Vibrant hommage, je suis contente de te savoir de retour et que le bébé aille bien.

    Tu verras comme l’enfant panse les blessures, la mienne bien que née trois ans après le décès de Paulette a su refermer certaines plaies encore ouvertes.

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  5. Bon, maintenant, tu as les finitions d’un sacré joli chantier à entamer.
    C’est con, les finitions, c’est le plus long, mais si on s’applique, c’est tellement bon de pendre la crémaillère.

    AU BOULOT!

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  6. Récit tellement vrai et émouvant! La famille et le bonheur qu’elle procure, l’ambiguté des moments joyeux et du plaisir d’être ensemble, même dans des circonstances tristes.
    De belle pensées pour vous.

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  7. Toute une vie pour apprendre à laisser mourir… Je sais que ce n’est pas évident, alors je t’accompagne de mes pensées. Bises à toi et à ta famille

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  8. J’ai perdu également mon beau-père, 14 mois après la naissance de ma fille et aussi 14 mois avant celle de mon fils. A mi chemin entre mes deux enfants. Ils ne l’ont pas connu, ou trop peu. J’ai mal, en te lisant.

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  9. difficile de ne rien dire ma belle…
    à chaque date anniversaire de mon premier garçon, je me souviens que la grand mère de monsieur kat a été entérée ce jour là…
    avec pour seul regret de ne pas savoir si nous attendions une quatième fille ou un premier fils (premier petit fils aussi)…elle a tenu tout ce qu’elle pouvait…
    je m’en suis voulue longtemps, longtemps…ç

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  10. 9 ans qu’elle est partie à cause du crabe, que je regarde mon fils ces jours là en me disant qu’elle aurait été heureuse de savoir…
    la finalité?…elle a laissé une trace d’elle dans chacun de mes enfants, a fortement marqué cette grossesse et cette naissance…et je sais que pas loin, tout près, elle est là, elle sait…
    des bisous LMJ, à toi et aux tiens…

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  11. Ton texte résonne aussi en moi, j’ai perdu mon grand-père il y a peu (maladie, distance physique…) Je me reconnais dans ton texte. Continue à le faire vivre pour que la nouvelle recrue le connaisse aussi, c’est ce qui compte.

    Des bises

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  12. J’ai perdu mon père il y a 5 ans et tu écris bien le flou dans lequel on se retrouve. J’avais l’impression de me regarder, comme si j’étais un personnage d’un film.
    Bon retour

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  13. Je suis toute émue même si je me doutais du pourquoi de ton absence…
    J’ai les yeux embués car ton texte me touche énormément. C’est très beau et triste et gai en même temps…
    Merci LMJ de nous faire partager tes joies et tes peines.

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  14. Merci. Grace à tes mots, des larmes trop longtemps refoulées coulent enfin. Rien ne viendra combler l’absence mais tu es dans le vrai quand tu écris qu’il faut « savoir pleurer pour permettre aux autres de pleurer »

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  15. Un boucher prévoyant ayant vu venir sa mort, décide d’emporter un saucisson avec
    lui au cas où le voyage vers le paradis serait long.
    Arrivé aux portes du Paradis, notre ami est invité à entrer.
    St-Pierre lui dit: « Attend un peu, qu’est-ce que tu as là ? »
    Le boucher lui dit que c’est une collation.
    St-Pierre répond : « Je ne connais pas ça ». Il prend la saucisse, la montre à l’intérieur du Paradis et crie: « Il y a quelqu’un qui connaît ça ? »
    Au loin, on entend la petite voix de Marie: « Y’aurait pas de ficelle que ça me rappellerai le Saint Esprit… »

    Des bises ma Mère Joie.

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  16. Merci
    Cela fait plus d’un mois que j’aurais voulu trouver les mots, pouvoir les coucher sur le papier ou sur l’écran. Je les ais pourtant ces mots, ils sont en moi … Mais je n’y arrivait pas.
    Jusqu’à la lecture des tiens.
    Tes mots m’ont touchés, ils ont fait venir, revenir, les larmes que j’essaie de refouler régulièrement.
    Tes mots m’ont permis d’écrire une partie de mes sentiments que je m’interdisais inconsciemment d’écrire.
    Donc merci à toi de nous faire partager tes sentiments, de provoquer des réactions que l’on enfouis et pleins de pensées pour toi et ton petit monde.

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  17. « Chacun a changé la vie de milliers de personnes par ses intéractions avec elles, aussi éphémères soient-elles et nous laissons de multiples traces de nous dans l’avancée du monde. »

    Ce n’est pas par facilité que je reprends tes mots, ces mots, ceux là en particulier, ceux qui font que là, je suis comme une débile à pleurer derrière mon écran, c’est parce qu’il n’y a rien à ajouter à l’immense amour qui transpire dans chacune de ces lignes. L’humour est l’élégance des écorchés, je crois, et si d’ordinaire tu te caches un peu derrière, aujourd’hui, impossible d’ironiser, de moquer, de faire léger derrière autant d’émotion, impossible aussi d’en rajouter sans faire couler le canot, il ne me reste qu’à te dire que je suis profondément désolée, que j’aurais tant aimé que l’issue soit toute autre, et que je t’embrasse, de loin, du fond de ma brousse, avec énormément de tendresse.

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  18. En retard merci pour ce magnifique texte qui m’a ému aux larmes. tu as trouvé les mots que je n’ai pas su mettre sur le décès de ma grand mère adorée (mais le savait-elle?)

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